mardi 20 avril 2021

𝐀𝐟𝐟𝐚𝐢𝐫𝐞 𝐒𝐚𝐫𝐚𝐡 𝐇𝐀𝐋𝐈𝐌𝐈 (𝐬𝐮𝐢𝐭𝐞) – 𝐐𝐮𝐞𝐥𝐪𝐮𝐞𝐬 𝐞𝐱𝐩𝐥𝐢𝐜𝐚𝐭𝐢𝐨𝐧𝐬 𝐞𝐭 𝐫𝐞́𝐟𝐥𝐞𝐱𝐢𝐨𝐧𝐬 𝐬𝐮𝐢𝐭𝐞 𝐚̀ 𝐥’𝐚𝐫𝐫𝐞̂𝐭 𝐫𝐞𝐧𝐝𝐮 𝐩𝐚𝐫 𝐥𝐚 𝐂𝐨𝐮𝐫 𝐝𝐞 𝐂𝐚𝐬𝐬𝐚𝐭𝐢𝐨𝐧


Le 14 avril dernier, la Cour de cassation rendait un arrêt extrêmement attendu. Sans surprise, elle rejetait le pourvoi formé par la famille de Sarah Halimi à l’encontre de l’arrêt de la Chambre de l’Instruction de la Cour d’Appel de Paris du 19 décembre 2019.
J’avais tenté à cette période de rédiger un article le plus clair possible pour que ceux qui ne comprenaient pas la décision concernant cette affaire qui a engendré une émotion légitime.
Au regard des réactions suscitées par cette nouvelle décision, et alors que la Cour n’effectuait aucun revirement de jurisprudence, de la seule place laissée à l’outrance dans nos médias, je voudrais, par ces quelques lignes, expliquer les enjeux et les questions posées à notre plus Haute juridiction.
𝟏) 𝐐𝐮𝐞𝐥𝐥𝐞 𝐞𝐬𝐭 𝐥𝐞 𝐫𝐨̂𝐥𝐞 𝐝𝐞 𝐥𝐚 𝐂𝐨𝐮𝐫 𝐝𝐞 𝐂𝐚𝐬𝐬𝐚𝐭𝐢𝐨𝐧 ?
En deux mots : la Cour de cassation est l’organe judiciaire le plus élevé en droit privé. C’est le dernier recours de l’ordre interne français.
Elle est en général saisie d’un pourvoi formé contre une décision rendue « en dernier ressort », c’est-à-dire le plus souvent par une Cour d’Appel (mais pas toujours).
Dans notre cas, la famille de Sarah Halimi a formé un pourvoi contre une décision de la Cour d’Appel de Paris.
Point essentiel : la Cour de cassation ne juge pas les faits, elle les considère comme acquis. Ainsi, on ne rejoue pas le procès tel qu’il a eu lieu en première instance et en appel. Elle ne juge qu’en droit.
La Cour de cassation ne fait que vérifier si le droit a été appliqué aux faits, dont l’appréciation est laissée aux « juges du fond », ici, la Cour d’Appel.
Cela a toute son importance dans notre décision.
Elle peut rendre deux types de décisions : la cassation ou le rejet du pourvoi.
En cas de rejet, il n’y a plus de recours dans l’ordre judiciaire français. L’affaire est toujours susceptible d’être entendue devant d’autres juridictions, comme la Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH).
𝟐) 𝐐𝐮𝐞𝐥𝐬 𝐞́𝐭𝐚𝐢𝐞𝐧𝐭 𝐥𝐞𝐬 𝐚𝐫𝐠𝐮𝐦𝐞𝐧𝐭𝐬 𝐝𝐞 𝐥𝐚 𝐟𝐚𝐦𝐢𝐥𝐥𝐞 𝐩𝐨𝐮𝐫 𝐝𝐞𝐦𝐚𝐧𝐝𝐞𝐫 𝐥𝐚 𝐜𝐚𝐬𝐬𝐚𝐭𝐢𝐨𝐧 ?
Ils peuvent être retrouvés dans la décision, ou dans l’excellent article de Julien Mucchielli dans le Dalloz.
On peut les regrouper en 3 points :
a) La bouffée délirante connue par Traoré n’est pas consécutive à un trouble mental mais à la consommation de cannabis, et que l’article 122-1 du Code pénal ne retient comme cause d’irresponsabilité que les maladies mentales,

b) L’acte volontaire de consommation de cannabis exclut l’irresponsabilité, puisque son but est de modifier l’état de conscience,

c) La conscience que le crime a été commis à raison de la religion de Sarah Halimi exclut l’abolition du discernement.

𝟑) 𝐂𝐨𝐦𝐦𝐞𝐧𝐭 𝐚 𝐫𝐞́𝐩𝐨𝐧𝐝𝐮 𝐥𝐚 𝐂𝐨𝐮𝐫 𝐝𝐞 𝐜𝐚𝐬𝐬𝐚𝐭𝐢𝐨𝐧 ?
Le premier point est rapidement évacué. En effet, la loi, comme la jurisprudence, n’ont jamais donné comme exigence que l’abolition du discernement soit consécutive à une maladie mentale.
On peut également rajouter que les experts ont relevé un terrain proche de la schizophrénie chez le meurtrier, sans pour autant pouvoir l’assurer avec certitude. Tous sont cependant d’accord sur le fait que le terrain était fragile.
Le second point est le plus essentiel : la bouffée délirante résulte d’une faute, à savoir la consommation de cannabis. M. Traoré ne peut donc voir sa responsabilité exclue.
La Cour répond que la loi ne distingue pas l’origine du trouble, mais s’attarde sur ses conséquences : altération ou abolition ?
C’est la distinction entre l’accident de voiture causé par la consommation d’alcool et la bouffée délirante.
Comme le rappellent les experts, l’ivresse cannabique ne peut être comparée avec la bouffée délirante, la première supposant un schéma causal simple : je fume (ou je bois), je prends ma voiture, je cause un accident. A aucun moment, le discernement n’est aboli.
Il est important de signaler que, de l’avis de tous, la bouffée délirante était un effet totalement imprévisible de la consommation de cannabis, laquelle avait au demeurant été diminuée avant les faits.
Beaucoup ici m’ont interpellé en me disant que, pour avoir déjà fumé, ils n’ont jamais tué personne.
Cela ne fait que confirmer ce qui a été dit : une personne qui fume, seule chez elle, ne peut prévoir un tel accès de violence. D’autant plus qu’il ressort de l’enquête que Traoré avait justement fumé pour calmer un état d’angoisse persistant depuis plusieurs jours (cf. mon précédent article).
On rappellera aussi que dans une récente interview (que je vous conseille fortement de lire), le Dr Bensoussan qui a examiné Traoré rappelle que personne ne peut dire avec certitude qu’en l’absence de consommation de drogue, il ne connaitrait jamais de bouffée délirante.
C’est une des raisons pour lesquelles il continue d’être interné depuis 2017 et que les experts estiment la durée de son hospitalisation à plusieurs années, voire des dizaines d’années.
Le troisième point est intéressant, car il nous permet de toucher du doigt certaines questions liées à la psychiatrie et au rôle de l’environnement sociétal dans le délire connu par une personne sujette à des bouffées délirantes.
C’est le sens de la conclusion de mon article de 2019 et le vrai sujet sur lequel les politiques doivent s’emparer.
S’il est acquis qu’un acte peut être commis par un fou tout en étant qualifié d’antisémite, il faut donc lutter au mieux contre ce contexte sociétal particulièrement présent dans certains milieux musulmans (même si l’enquête n’a pas permis avec certitude de dire que Traoré avait des antécédents antisémites).
De plus, retenir le caractère antisémite du meurtre permet, autant que faire se peut, de situer la victime au sein du procès et de caractériser le crime dont elle a fait l’objet.
Je vous renvoie aux mots des Dr Zagury et Bensoussan, que l’on peut trouver dans son interview dans Marianne.
𝟒) 𝐌𝐚𝐢𝐬, 𝐢𝐥 𝐧’𝐲 𝐚𝐯𝐚𝐢𝐭 𝐩𝐚𝐬 𝐝’𝐮𝐧𝐚𝐧𝐢𝐦𝐢𝐭𝐞́ 𝐞𝐧𝐭𝐫𝐞 𝐥𝐞𝐬 𝐞𝐱𝐩𝐞𝐫𝐭𝐬 ?
Comme je l’ai rappelé, trois expertises ont été ordonnées sur Traoré. Deux retiennent l’abolition, alors que le Dr Zagury penchait pour l’altération.
La jurisprudence n’exige pas l’unanimité des expertises psychiatriques pour déterminer l’abolition et l’irresponsabilité pénale, mais un consensus.
Force est de constater qu’il y avait bien consensus.
Il y avait en réalité même unanimité sur la caractérisation de la bouffée délirante aiguë et du caractère imprévisible de celle-ci.
Le Dr Zagury a retenu l’altération (et donc l’éligibilité à la sanction) du fait de la consommation volontaire de cannabis, ce qui, il me semble, est plus une question d’ordre juridique que psychiatrique.
J’en profite pour dire que l’un des avocats des parties civiles, Me Goldnadel, est un fervent défenseur de cet argument.
Selon lui, l’absence d’unanimité des experts sur la caractérisation des faits aurait dû mener vers un procès pénal.
Je trouve savoureux qu’il soutienne une telle thèse alors qu’il est par ailleurs très engagé publiquement contre la famille d'Adama Traoré, au sujet duquel il y a réellement une querelle d’expert.
Le verra-t-on prochainement défiler aux côtés d’Assa Traoré pour qu'il y ait un procès à l'encontre des gendarmes ?
𝟓) 𝐄𝐱𝐢𝐬𝐭𝐞-𝐭-𝐢𝐥 𝐮𝐧𝐞 𝐩𝐨𝐬𝐬𝐢𝐛𝐢𝐥𝐢𝐭𝐞́ 𝐝𝐞 𝐯𝐨𝐢𝐫 𝐥𝐞 𝐦𝐞𝐮𝐫𝐭𝐫𝐢𝐞𝐫 𝐚𝐮𝐱 𝐀𝐬𝐬𝐢𝐬𝐞𝐬 ?
Très honnêtement, je ne vois pas comment.
S’il y a bien un recours formé contre l’Etat français devant la CEDH, il ne peut qu’éventuellement déboucher sur la condamnation de la France à verser des dommages-intérêts à la famille, pas de refaire le procès.
Les chances de succès de la famille restent cependant restreintes, à mon humble avis.
Quant au changement législatif voulu par Emmanuel Macron et en discussion au sénat, il ne pourra s’appliquer que pour l’avenir.
𝟔) 𝐌𝐚𝐢𝐬, 𝐚𝐮 𝐟𝐨𝐧𝐝, 𝐮𝐧 𝐩𝐫𝐨𝐜𝐞̀𝐬 𝐧’𝐚𝐮𝐫𝐚𝐢𝐭-𝐢𝐥 𝐩𝐚𝐬 𝐞́𝐭𝐞́ 𝐩𝐫𝐞́𝐟𝐞́𝐫𝐚𝐛𝐥𝐞 ?
Ce n’est que mon opinion, que j’ai préféré laisser de côté jusqu’ici, mais je pense que non.
D’une part, il y a bien eu procès. Les experts ont été entendus et questionnés, la famille auditionnée, il y a eu une enquête.
Il est faux de dire qu’il n’en a pas eu. Ce qui n’a pas eu lieu, c’est un procès devant un jury d’Assises.
Si l’affaire avait été renvoyée, nul doute que la décision finalement rendu aurait pris en compte de nombreux facteurs, et notamment un point très important : l’absence d’élément moral, intentionnel.
En droit pénal, il est impératif de démontrer que l’intention de commettre les faits a été définie pour prononcer une condamnation.
En ne retenant hypothétiquement que l’altération et non l’abolition, ce qui n’est pas sûr, la peine éventuellement prononcée aurait probablement été plus légère que le maximum encouru.
Je pense que le scandale aurait encore été plus grand.
Si des personnes ont cru intelligent de comparer le meurtre d’un chien avec celui de Sarah Halimi, qu’aurait-on dit si la peine prononcée contre Traoré avait été légère, et surtout avec une date de fin, une sortie sèche (avec toutefois un bémol concernant la possibilité d’une rétention de sûreté).
A mon avis, il est mieux de voir le meurtrier interné d’office en HP qu’en prison, et surtout, que son éventuelle libération soit liée à son état (inoffensif) qu’à la survenance d’une date de fin d’emprisonnement.
A ceux qui m'opposent que cela pourrait envoyer un signal d'impunité aux meurtriers en puissance, je retourne la question:
Ne pensez-vous pas que, lorsque des avocats ou responsables communautaires diffusent publiquement des erreurs, voire des mensonges sur les décisions rendues, cela n'entretient pas plus le sentiment d'impunité que lorsqu'une décision nuancée est rendue sur la base de faits complexes?
Quand on partage l'idée que la justice absout les criminels, cela envoie un message bien plus grave, et là dessus, nous sommes chacun responsable de ne pas diffuser de tels messages.
𝟕) 𝐂𝐨𝐦𝐛𝐢𝐞𝐧 𝐝𝐞 𝐭𝐞𝐦𝐩𝐬 𝐥𝐞 𝐦𝐞𝐮𝐫𝐭𝐫𝐢𝐞𝐫 𝐬𝐞𝐫𝐚-𝐭-𝐢𝐥 𝐢𝐧𝐭𝐞𝐫𝐧𝐞́ 𝐝’𝐨𝐟𝐟𝐢𝐜𝐞 𝐞𝐧 𝐇𝐨𝐩𝐢𝐭𝐚𝐥 𝐏𝐬𝐲𝐜𝐡𝐢𝐚𝐭𝐫𝐢𝐪𝐮𝐞 ? 𝐐𝐮𝐞𝐥𝐥𝐞𝐬 𝐬𝐨𝐧𝐭 𝐥𝐞𝐬 𝐜𝐨𝐧𝐝𝐢𝐭𝐢𝐨𝐧𝐬 𝐝’𝐢𝐧𝐭𝐞𝐫𝐧𝐞𝐦𝐞𝐧𝐭 𝐞𝐧 𝐇𝐏 ?
Sur le premier point, comme déjà indiqué, les experts indiquent que les soins seront longs et délicats, et leur issue incertaine.
Il faudra attendre des années pour envisager des sorties temporaires, puis une sortie définitive.
La question est aujourd’hui entre les mains des médecins qui le soignent en HP.
Concernant les conditions d’internement en HP, je n’ai pas les compétences pour répondre précisément. Il semble, d’après les rapports rendus à ce sujet qu’elles soient indignes d’un Etat comme le nôtre.
Beaucoup de professionnels s’accordent à dire que paradoxalement, on est plus libre en prison qu’en HP.
Interrogé dans le cadre d’un procès sur la possibilité qu’un meurtrier ait pu simuler son trouble du discernement pour échapper à la prison, le Dr Cousin répondait : « À l'hôpital, les patients sont moins libres qu'en prison. Ils sont en chambre d'isolement tout le temps et, éventuellement, attachés à un lit. En général, ils se rendent compte très rapidement qu'ils seraient mieux en prison. ».
Que l’on soit clair : ces éléments me causent bien plus de honte qu’ils ne calment ma colère contre ce meurtre affreux et le contexte qui l’a permis.
Je ne dis pas cela pour donner un os à ronger à ceux qui réclament vengeance, mais pour porter la voix des professionnels qui connaissent ces milieux bien mieux que nous.
En espérant que ces quelques explications soient claires, et que je n’ai pas commis d’erreur dans la présentation des faits ou sur la procédure. ***
Interview du Dr Bensoussan:
https://www.marianne.net/societe/police-et-justice/lun-des-experts-psy-de-laffaire-sarah-halimi-se-defend-lirresponsabilite-penale-simposait

Avis du Procureur général près de la Cour de cassation:
https://www.dalloz-actualite.fr/flash/affaire-sarah-halimi-l-avocate-generale-demande-rejet-du-pourvoi#.YH5-DWczbIU

Conditions de vie en HP:

https://www.epris-de-justice.info/jai-tue-un-homme-et-jai-bu-son-sang/

https://www.lesinrocks.com/actu/terribles-conditions-de-vie-hopitaux-psychiatriques-367325-27-05-2016/

https://www.liberation.fr/societe/sante/en-psychiatrie-on-attache-et-on-isole-faute-de-personnel-20210302_R53JLGWY6ZA5JNFBT3ITID4RKA/

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