lundi 30 décembre 2019

Sarah Halimi: Après l'émotion (par Senateur_Binks)

C’est peu dire que l’arrêt rendu par la Chambre de l’instruction de la Cour d’Appel de Paris le 19 décembre dernier a fait écho, tant il était craint et attendu au sein de la communauté juive et bien au-delà. 

Comme il fallait s’y attendre, au vu des réquisitions prises par le parquet, la décision est tombée : l’homme à l’origine de la mort de Sarah Halimi a été déclaré irresponsable pénalement de ses actes.

La Cour a suivi l’avis majoritaire rendu par les experts ayant examiné et auditionné K. Traoré : au moment des faits, son discernement était aboli. Il ne peut donc être jugé par une Cour d’assises, comme le sollicitaient les parties civiles. 

Si l’on peut facilement comprendre leur désarroi et s’y associer, il est nécessaire de remettre les éléments dans leur contexte et de rappeler un principe que l’on retrouve très souvent : quand une décision judiciaire nous paraît absurde et injuste, c’est qu’il nous manque des informations. 

N’étant pas pénaliste et ne prétendant pas avoir saisi l’ensemble des rouages ayant mené à cette décision, je me propose de vous donner mon sentiment, à la lecture des faits relatés dans les médias, mais surtout de la lecture de l’arrêt, très détaillé et complet.

 - Les Juges français, antisémites ? 

Au vu des réactions que j’ai pu lire ça et là, les plus virulentes allaient jusqu’à accuser la justice française de protéger les antisémites, voire d’étouffer l’affaire.

On ne peut que regretter que M. Kalifat, Président du Crif, ait semblé relayé une telle théorie, en reprochant au parquet d’avoir requis l’irresponsabilité et l’accusant à demi-mots de vouloir passer l’affaire sous silence. 

Outre l’injure qui est faite aux institutions de notre pays, c’est là un bien curieux message envoyé, quelques jours à peine après la sortie de J-L. Mélenchon sur la prétendue génuflexion des autorités devant les oukases du CRIF. 

Dans les faits, il semble que la Justice n’hésite pas à retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme, même lorsqu’elle est contestée.

L’assassin d’Ilan Halimi a été condamné avec cette circonstance. 

De même, l’instruction avait retenu le caractère antisémite pour le meurtre de Sarah Halimi, tout comme celui de M. Knoll. 

A ce titre, il est nécessaire de rappeler que la Chambre de l’instruction retient de manière pleine et entière que les faits ont été commis en raison de la religion de Sarah Halimi.

« La conscience du judaïsme de Madame ATTAL l’a associée au diable et a joué un rôle déclencheur dans le déchaînement de violence contre celle-ci, constitu[ant] des charges suffisantes de commission des faits à raison de l’appartenance de la victime à la religion juive » 

Le Code pénal retient l’antisémitisme comme une circonstance aggravante depuis une quinzaine d’années (loi du 3 février 2003 modifiant l’article 221-4 du Code pénal). Il est donc faux de dire que la Justice française ferme les yeux devant les crimes antisémites. 

- Alors, on peut fumer un joint et tuer quelqu’un ? C’est une circonstance atténuante ? 

C’est plus compliqué. 

La question sur laquelle se sont penchés les Juges dans ce dossier ne concernait pas l’existence d’une circonstance atténuante ou aggravante (c’est habituellement une circonstance aggravante que d’être sous l’emprise d’une drogue). 

Seulement, au vu du dossier, il était impératif que les Juges se penchent sur le fait de savoir si M. Traore était ou non conscient de son acte lorsqu’il a tué Sarah Halimi ou non, et dans la négative, est-il admissible à une sanction ? 

Sur ce point la réponse des experts est cruciale, car tous sont d’accord pour le dire : M. Traoré n’avait pas son entier discernement lors de la commission des faits.

 Il existe cependant une divergence entre les experts afin de déterminer si le discernement de M. Traoré était aboli ou simplement altéré. 

C’est l’application de l’article 122-1 du Code pénal : 

« N'est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes. 

La personne qui était atteinte, au moment des faits, d'un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable. Toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu'elle détermine la peine et en fixe le régime. Si est encourue une peine privative de liberté, celle-ci est réduite du tiers ou, en cas de crime puni de la réclusion criminelle ou de la détention criminelle à perpétuité, est ramenée à trente ans. La juridiction peut toutefois, par une décision spécialement motivée en matière correctionnelle, décider de ne pas appliquer cette diminution de peine. Lorsque, après avis médical, la juridiction considère que la nature du trouble le justifie, elle s'assure que la peine prononcée permette que le condamné fasse l'objet de soins adaptés à son état. » 

M. Traoré a fait l’objet de trois expertises psychiatriques, c’est dire la volonté de la Cour d’en avoir le cœur net. 

Fait marquant : tous les experts sont d’accord pour dire qu’il était sous l’emprise d’une bouffée délirante aiguë lors des faits. 

L’enquête, comme les experts, ont fait ressortir le fait que depuis 2 jours précédant les faits, le comportement de M. Traoré était de plus en plus anormal. Il avait notamment emmené ses neveux chez ses voisins pour les éloigner de lui. Il pensait que l’infirmière s’occupant de sa sœur était une sorcière vaudou car d’origine haïtienne et l’avait donc chassée. La même sœur utilisait une balle pour sa rééducation, il la considérait comme le Sheitan. M. Traoré avait voulu se faire « exorciser » la veille des faits, visiblement sans succès. 

Sur ses relations et celles de sa famille avec le voisinage, les témoignages divergent. La famille de Sarah Halimi soutient qu’ils ont globalement un sentiment antisémite. Ils indiquent avoir été victimes d’injures et de crachats. Le petit ami de l’autre sœur de M. Traoré est de père juif. Il témoigne au contraire n’avoir eu aucun problème lorsque les parents de sa compagne l’ont appris. La famille Diarra, chez qui M. Traoré s’est rendu en premier lieu et les a séquestré, indique avoir des relations cordiales avec les Traoré. La famille H***, voisine des Traoré et de Sarah Halimi, également de confession juive, indique avoir eu de bonnes relations avec les Traoré, dont Kobili, l’auteur du meurtre. Lors des faits, ce dernier fumait en moyenne 10 à 15 joints par jours, mais avait diminué sa consommation le jour du drame. 

Le Dr Zagury est le premier expert à avoir examiné M. Traoré. Il conclut à une bouffée délirante aiguë, liée à une surconsommation de cannabis. Le discernement de l’auteur a été aliéné, mais pas aboli. Il conclut à une altération du discernement, mais prend soin de préciser que la nature des troubles dépasse largement les effets attendus. Il réfute toute comparaison avec l’ivresse ou autre drogue, qui ont un « schéma causal simple. La bouffée délirante aiguë n’était pas l’ivresse cannabique. […] Une fois déclenché, le processus délirant agit indépendamment, pour son propre compte, même si la personne interrompt sa consommation ». Le Dr Zagury estime donc que M. Traoré était éligible à une sanction pénale. 

Le second collège d’expert (Dr. Bensussan, Pr Rouillon et Dr Meyer-Buisan) indique quant à lui que la bouffée délirante dénotait une psychose chronique, reliant l’épisode à une schizophrénie. Il conclut à une abolition du discernement, car le taux de cannabis était relativement modéré lors des examens réalisés sur M. Traoré, démontrant que, si la consommation de cannabis a été un élément déclencheur, il en avait pris pour apaiser les troubles qu’il connaissait depuis quelques jours, « ce qui n’a fait qu’aggraver le processus psychotique déjà amorcé ».

Le collège d’experts indique donc que le discernement de M. Traoré était totalement aboli au moment des faits. Ils préconisent une hospitalisation forcée de très longue durée. Si sa maladie est curable (ils parlent de patient schizophrène et sociopathe « héboïdophène » comme le nomment les psychiatres européens du 20e siècle), l’état de la science actuel ne permet pas d’assurer une véritable guérison, mais plutôt un amendement des symptômes.

(NB: il semble que les experts soient revenus sur le diagnostic de schizophrénie, confirmant cependant l'abolition du discernement)

Le troisième collège d’experts (Dr Pascal, Pr Guelfi et Dr Coutanceau) concluait également à une abolition du discernement. Ils relèvent notamment le témoignage des Diarra lors des faits, sur les propos incohérents tenus par M. Traoré, son regard etc. 

Les experts recommandent également une hospitalisation d’office et durable. Les trois expertises relèvent enfin que la consommation de cannabis étant le facteur déclenchant la bouffée délirante, l’emprisonnement « classique » de M. Traoré est à proscrire, puisqu’on se fournit plus facilement en prison qu’en UMD. 

- Donc l’assassin va s’en sortir comme ça, libre ?

Si vous m’avez bien suivi, vous avez compris que ce n’est pas le cas. La dangerosité extrême de M. Traoré est acquise : il a séquestré, il a tué. 

De plus, les Juges comprennent la nécessité impérieuse de l’éloigner du mieux possible de toute consommation de drogues, ce que l’ensemble des experts demande. De l’aveu des experts, les soins prendront des années, voire des dizaines d’années, avant que l’on puisse envisager des sorties autorisées, puis, hypothétiquement, une sortie définitive. 

Pas sûr que les conditions de vie en HP soient tellement plus enviables que la détention classique (déjà pas glorieuses), mais je laisse mes contacts en parler, s’ils connaissent ces milieux.

- Cette décision crée t-elle un dangereux précédent ? 

Non, après quelques rapides recherches de jurisprudence, j'ai trouvé une décision de la Cour de cassation confirmant une Cour d'appel dans un dossier très similaire (Cass. Crim 12 mai 2010): https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.do… 

Dans l'affaire de Sarah Halimi, un pourvoi a été déposé par les parties civiles. La Cour de cassation pourra donc donner à nouveau son éclairage.

- Alors quoi, circulez, ya rien à voir ? 

Non, véritablement. 

C’était mon sentiment depuis le début, et il est conforté par cette décision. Je retrouve dans les mots du Dr Zagury et ceux repris par la Cour pour retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme, ce que je pense et continue de penser.

Les ressorts de la folie sont ce qu’ils sont, parfois incompréhensibles. Mais il est clair pour moi que le délire de M. Traoré lors de son épopée macabre est lié à un environnement sociétal fortement défavorable à la communauté juive.

Il n’a pas inventé, en ce jour du 4 avril 2017, que les Juifs étaient le Sheitan. Je constate que les fous ont tendance à agresser, voire à tuer des Juifs. 

C’était le cas notamment du meurtre de Sébastien Sellam, DJ LAMC, lequel a été tué par son ami d’enfance, dont le discernement était aboli (c’était d’ailleurs le Dr Zagury qui avait conclu à cette abolition). 

Je repense à M. Levy, poignardé en août 2016 à Strasbourg par une personne ayant aussi des antécédents psychiatriques.

(NB n°2: je viens d'apprendre que M. Lévy est décédé en ce 8e jour de Hanouka, que son âme repose en paix. Son agresseur a lui aussi été reconnu irresponsable pénalement).

Les fous s’en prennent aux Juifs, et ce n’est pas par hasard.

C’est révélateur de milieux gangrénés par ce mal et qui ont désigné leur coupable. Il y a un vrai travail de fond et de front à mener sur cette question. 
S’il y a un juste combat, peut-être en la mémoire de Sarah Halimi, ce serait celui-là.